Méfions-nous de ceux qui usent et abusent de l’évaluation, ils ne balayent pas devant leur porte
Méfions-nous de ceux qui usent et abusent de l’évaluation, ils ne balayent pas devant leur porte
Alors que les semaines se suivent sans confirmer le proverbe, alors que des tourbillons de FAQ (Foire Aux Questions), de notes post-rentrée, de méls d’IEN ou d’ERUN – en mal de chiffres pour cocher cases, alimenter camemberts multicolores, enquêtes pleines d’acronymes – envahissent l’écran de l’ordi antédiluvien qui me sert d’ordi de travail; alors que des rafales de fake news infectent les réseaux sociaux et corticaux, alors que l’automne glapit dans les jardins de mon Val d’Oise natal, alors que des tempêtes détruisent des vallées de la Riviera française, j’ai un foutu coup de spleen, là, ce vendredi après-midi, juste avant de rejoindre quelques mamans pour lancer le dépouillement aux élections des parents d’élèves.
J’ai eu ce foutu coup de spleen par ce que j’ai un flash : visage et mots de Christine Renon (que je ne connaissais pas) remontent à la surface comme deux nénuphars. Un goût amer, étrange envahit ma bouche et dans la cour, tandis qu’une bruine pianote sur le bitume, je me prends à maugréer : « P…. de métier de m…. ».
Dans le gymnase reconverti en salle de réunion pour cause de « distanciation physique », aucune des mamans ne perçoit mon trouble . L’une d’elle me propose du café, une autre partage un gâteau que nous mangeons simplement, loin des interdictions et autres protocoles de la hiérarchie qui nous « circulaires » bien qu’il ne faut plus faire de réunion de ce type et surtout qu’il ne faut plus se passer des tasses ou assiettes que le ou la satané-e C19 aurait pu contaminer.
Nous assurons les opérations électorales comme chaque année, fiers-es parce que convaincus-es que cet acte annuel est encore un acte démocratique qui entraînera encore, d’autres petits actes démocratiques : interventions combatives à l’encontre du-de la représentante de la Mairie qui promet ad nauseam le certain démarrage de travaux-mirages attendus depuis la Saint Glinglin, pétitions de soutien pour des familles qu’une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) terrifie, organisation d’une tombola pour réunir des fonds qui alimenteront la coopérative de l’école…
Pendant deux heures, nous échangeons sur les réunions de classes qui se sont terminées cette semaine, avec leurs lots de questions sur les évaluations de rentrée, sur les classes rousses, sur l’implication des familles, sur les mesures prises par l’Education nationale quant à cette pandémie qui traverse le pays, de long en large, du sud au nord, de l’est au sud ou du nord à l’ouest, cette pandémie qui pousse le gouvernement à fermer les bars et pas les restaurants dans plusieurs grandes villes et pas d’autres, ce gouvernement qui conseille aux habitants de « ce cher pays de notre enfance » de ne plus se réunir en famille (sauf s’ils sont évangélistes), de ne presque plus voyager d’un territoire à un autre (les vacances d’été c’est fini), de finalement s’abonner à des chaînes privées plutôt que de fréquenter les rares cinémas de quartier qui tiennent encore le coup, de partager des cours de danses, de yoga, de muscu à distance, avec un-e coach 2.0, de bien écouter les pataquès de sinistres de la Santé et de l’Instruction qui n’arrivent plus à… masquer leurs incompétences.
Oui, j’ai une pensée pour ma collègue qui exprima la profonde souffrance d’une profession qui n’en peut plus de la verticalité, des mises au pas récurrentes parce qu’on est fonctionnaire et qu’on doit fonctionner, des évaluations qui tombent comme à Gravelotte et qui minent le métier, ce métier qu’on voit inexorablement glisser du côté obscur de technocrates hors-sols, obsédés par la modélisation de la société.
Ici, comme dans d’autres écoles du département, le conseil d’école restera une « petite république autonome » dixit Meirieu, et ce ne sont pas les projets-compresseurs concoctés par JMB et consorts qui changeront cela.
Le sinistre de l’Instruction poursuit sa politique de destruction de l’école publique : il lance, avec son sinistère et ses conseillers, ses experts si soumis, des évaluations d’établissement. Le Conseil d’évaluation de l’Ecole (CEE) qu’il a créé, a présenté le 6 octobre, la plateforme qui permettra aux établissements secondaires de réaliser une auto-évaluation, prélude à une évaluation externe. Ce dispositif s ‘étendra aux écoles primaires dès l’an prochain.
Pour Béatrice Gille, rectrice de la région académique Occitanie, rectrice de l’académie de Montpellier, chancelière des universités depuis février 2018, et désormais présidente du CEE, « […] ce dispositif ne fera pas que réussir les élèves. Il guérira tous les maux de l’Ecole. Il s’agit d’améliorer la réussite des élèves, le bien -être de tous les acteurs, élèves mais aussi personnels, parents et partenaires, de développer le collectif et la coopération entre les enseignants, de développer le sentiment d’appartenance à l’établissement. L’auto-évaluation exigée par l’Education nationale sera finalement un vecteur d’apprentissage collectif, une occasion de développement personnel ».
Pour Romuald Normand, titulaire de la chaire Franco-Chinoise sur les Politiques d’Education en Europe, ces évaluations renforceront le dialogue avec les familles, développeront les pratiques collaboratives des enseignants qui pourront se coordonner pour leurs enseignements.
Pour Eric Charbonnier, expert de l’OCDE mais aussi membre du CEE, la mise en place de ces évaluations « est une grande tendance internationale. Les établissements ont de plus en plus d’autonomie donc il faut les évaluer « . D’autant qu’on a » besoin de réfléchir à la dépense publique ».
Pour le CEE, véritable cheval de Troie de l’ultra-libéralisme, l’évaluation interne et externe seront donc la panacée : un coup d’évaluations magiques et tous les élèves réussiront ! Un autre coup de baguette et maté sera l’échec scolaire ! Et idylliques seront les communautés éducatives au-dessus desquelles brillera « un si grand soleil » ! C-O-O-PE-RA-TION… Les équipes éducatives, les parents, les élèves seront donc invités à construire l’auto évaluation… sauf que cette dernière restera dans la main du chef d’établissement pour sa réalisation et dans celle des recteurs pour le calendrier… sauf que le CEE a déjà des questionnaires numériques et des documents tout prêts : une autre plateforme, qui ouvre le 12 octobre, proposera des outils de collecte de données et des indicateurs qui seront obligatoires.
On est dans un schéma connu : celui du projet d’établissement, commande venue d’en haut .
Les belles idées du sinistère occultent la violence des inégalités et des tensions dans les établissements. Elle ne peuvent régler les difficultés criantes que connaissent beaucoup d’entre eux et gommer la méfiance des équipes à l’encontre d’une institution qui manie primes et mépris. Dans un contexte sanitaire et psychologique très délicat requérant des enseignants-es, des parents, une importante énergie, imposer – car c’est de cela qu’il s’agit – un tel dispositif, est-il judicieux ?
Dans quelques jours, avec l’équipe, nous allons bosser sur le futur projet d’école dont je viens de recevoir la matrice à remplir ainsi que le document d’accompagnement, envoyés par l’IEN. Pendant que je détaille, valide et transmets les résultats des élections à la machine institutionnelle, je repense à tous ces « petits riens » évoqués par Christine Renon qui mis bout à bout, l’ont vampirisée et détruite et je m’interroge sur le sens du métier que j’exerce, sur le sens que recèle – comme l’évoque dans un texte, un enseignant-formateur – un « vrai projet d’école, fondé sur nos besoins réels, utile aux enfants, à leurs familles et aux personnels de l’ensemble de la communauté éducative ». Quelque chose donc, à l’opposé de ce que propose sinistre et CEE qui ne s’appliquent pas, depuis trois ans, ce qu’ils imposent aux gens du « terrain ».
Ce matin, ma femme et mes filles parties faire un vide-grenier, je savoure « Soaring » l’album de Don Ellis, en éclusant un verre de Prosecco spumante Silvano Follador , histoire de faire exploser mon spleen.