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2011
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Lettre ouverte
Lettre ouverte
Lettre ouverte d'un collègue
Ci-dessous la lettre ouverte écrite par un collègue, diffusée sur une
liste de diffusion, et qu'il souhaite faire parvenir au plus grand nombre.
Il s'explique ainsi : " La lettre de démission de Claire-Hélène, peut-être
parce que nous fûmes collègues et amis pendant quelques années, m'a, moi
aussi, comme beaucoup de collègues, profondément révolté. Mais, il n'y a pas
que ça...
Est-il concevable que ce soit un vieillard de 90 ans passés qui nous
rappelle à l'ordre ? Ce que les Tunisiens ont fait, ce que visent les
Égyptiens, ne sommes-nous plus en mesure de le faire, au moins en mots ?
Qu'est devenue la démocratie où les enseignants s'alignent pour aller à
l'abattoir ?
Honorer Stéphane Hessel. Honorer Claire-Hélène. Honorer tous ceux qui ont
dit non. Voilà seulement ce que j'ai voulu faire.
Soyez nombreux à écrire après moi. Soyons nombreux à faire circuler auprès
du plus grand nombre toutes ces lettres ouvertes que nous portons en nous,
notre attachement à une certaine école, à une certaine vision de l'homme.
Pour la restauration de notre dignité. "
Mesdames et messieurs, très chers compatriotes.
Permettez-moi, à un moment où l’on sent, confusément, que l’on s’en prend à
nous depuis si longtemps, et que, très certainement, on prépare la dernière
grande attaque contre ce qui a été pour tous, et pendant une si longue
période, un modèle de formation de l’homme, permettez-moi, dis-je, de m’exprimer.
L'École est depuis trente ans bafouée, calomniée, attaquée et sapée dans ses
fondements et ses principes : trop inégalitaire, trop refermée sur
elle-même, trop inadaptée à un monde qui ne marche plus, mais s’emballe –
trop chère, surtout, je crois.
Puisqu’ils ont osé mener toutes ces attaques, d’abord discrètement, par
touches, puis par en-dessous ou par derrière, et enfin, désormais, en face,
de front – permettez-moi que j’ose aussi m’exprimer à mon tour. Je m’exprimerai
pour tous ses collègues bafoués, meurtris, certains désespérés, tous
démunis, honteux parfois. Combien voudraient avoir la force de démissionner,
d’abandonner le navire, ou tout simplement de parler, de clamer haut et fort
leur scandale, leur colère, leur révolte ?
Mon devoir est de parler, je ne veux plus être la victime expiatoire,
résignée et silencieuse, désignée à la vindicte et au mépris de mes
concitoyens, aveuglés par les discours et les mensonges qu’on leur assène
depuis des années. Et c’est à vous, chers concitoyens, que je le crierai, ce
refus de voir saccager ce que nous avons de plus précieux, ce qui porte
notre avenir et notre espérance, ce qui a pour but de former notre jeunesse
et de l’armer pour affronter nos incertains lendemains.
Serai-je entendu ? Serai-je seulement écouté ? Qu’importe ! Je veux,
désormais, car tel est mon devoir, être de ceux qui auront dit non.
Je refuse d’abandonner ma dignité de professeur, et je vous en refuse le
pouvoir. Je ne me laisserai plus bafouer en silence.
Je refuse la lente et inéluctable dérive de notre école républicaine.
Je refuse de vous laisser continuer à brader l’École de la République et à
privatiser peu à peu nos établissements. Je refuse d’obéir en silence à des
bureaucrates et à des comptables.
Je refuse de me laisser transformer en un vague gardien de troupeaux, en
berger isolé au milieu des moutons.
Je refuse de me laisser mépriser, insulter par vos grossières manipulations,
et par les rumeurs diffamantes que vous faites courir sur nous. Je refuse de
voir mon métier réduit à ses vacances scolaires, ou à de présumées
sempiternelles grèves. Je refuse l’idée selon laquelle nos réclamations
viseraient toujours notre bien-être : quand nous nous battons, le plus
souvent, c’est pour défendre notre idée de l’école pour tous, et non le
confort de notre métier.
Je refuse de me voir imputer la responsabilité d’un désastre organisé et
planifié depuis trente ans par toute la classe politique et son innombrable
clique de gestionnaires.
Je refuse d’être transformé, après tant d’années de formation universitaire,
tant de génie étudié et côtoyé, tant de difficile labeur intellectuel
désintéressé, je refuse d’être cantonné dans le rôle d’un cocheur de cases,
d’un valideur d’improbables compétences et de leur plus improbable livret.
Faut-il que nos enfants se promènent désormais avec un livret recensant
leurs compétences ? Un passeport pour déambuler de poste précaire en emploi
à durée déterminée ? Il s’agit bien de compétences, là où nous travaillons
laborieusement à éveiller les appétences de ces adolescents gavés de
publicité et acquis à toutes les immédiates facilités de la technologie et
du commerce !
Je refuse d’être transformé en pitoyable orpailleur de compétences, condamné
à chercher sans cesse, à brasser des litres de boue pour découvrir une
discutable pépite dont on me débarrassera sans que je n’en puisse seulement
rien faire...
Je refuse le collège unique et ses sempiternels mensonges d’égalité, ses
projets toujours innovants, et toujours abandonnés, les délires des
pédagogues bon ton et des bien-pensants qui ne voient d’élèves que de loin
en loin. J’aime mes élèves, et par-dessus tout, je refuse catégoriquement qu’on
puisse en douter, ou qu’on m’en refuse le droit. Si je suis encore
enseignant, aujourd’hui, c’est seulement pour l’amour et la curiosité que j’entretiens
à leur égard ! Et si, souvent, je suis dur avec eux, je suis déçu par eux, c’est
par amour déçu, et par peur pour leurs lendemains incertains. Je me refuse à
être un simple animateur socioculturel, je me refuse à les occuper, ces
perdus pour la culture et le savoir, ces pauvres d’esprit, parfois quasi
illettrés après dix ans de scolarité.
Je refuse de découper, séparer en portions, mes élèves, ces petits humains,
en listes de compétences, en « piliers » bâtis pour soutenir le vide de
constructions insensées – modernes tours de Babel qui ne concurrencent plus
que les abîmes ! Je clame que tout être humain vaut plus que la somme de ses
parties, de ses compétences définies par ceux qui veulent toujours réduire l’humain,
l’assujettir à la machine et à la technologie.
Je me refuse, aussi, à me laisser piétiner par les « enfants-rois » à qui on
ne sait plus dire non. Je refuse d’être la cible de ces enfants, cibles
perpétuelles des publicitaires. Je refuse de m’abaisser à complaire à l’air
du temps. Je refuse de brader mon savoir, ma culture et toute la séculaire
humanité qui repose en moi, pour me métamorphoser en un gestionnaire à la
petite semaine, triste manager qui gère du temps de présence, qui cherche ce
que peuvent valoir ses élèves, et non pas ce qu’ils sont.
Je refuse de voir arriver tous ces jeunes collègues abandonnés à leur poste
d’avant-garde sans aucune formation, sans aucune préparation, comme si le
métier de professeur n’en était pas un, comme si notre public ne méritait
pas un minimum de respect. On voudrait nous infantiliser, nous faire sentir
inutiles et sans valeur, on ne s’y prendrait pas autrement. A quoi bon
apprendre à devenir professeur, c’est sans doute le métier le plus
impossible, la gageure la plus irréductible. Nos enfants ne méritent-ils pas
une véritable éducation ? N’importe qui peut-il leur enseigner n’importe
quoi ?
Je refuse d’abdiquer, désormais. Je revendique notre valeur. On nous accuse
d’être une force d’inertie, un « mammouth » inutile et non rentable ? Mais à
quel mouvement nous opposons-nous ? Je crois que nous devons être les freins
de cette société que les chauffeurs, devenus fous, lancent dans un
précipice, tandis que les passagers, préoccupés, regardent ailleurs. Nous
devons forcer chacun à regarder tout droit.
Je sais ce que j’encours pour ces refus. Je les imagine déjà me menaçant de
m’enlever de l’argent, de me punir comme un méchant petit fonctionnaire
désobéissant.
Nous, les enseignants, avons le devoir de désobéir à ces ordres que nous
savons iniques et dangereux. Nous sommes fonctionnaires, nous devons obéir
aux décrets et circulaires ?
Et bien je refuse cette obéissance aveugle. Certes, le socle commun et les
compétences ne conduiront pas nos enfants dans des wagons plombés, mais je
clame qu’il est de notre devoir de désobéir, de refuser ces artifices qui
nous détournent du meilleur de l’humain, qui ne cherchent pas à élever ou
grandir les élèves – ce qui, pour moi comme pour beaucoup d’autres, demeure
la tâche fondamentale et irréductible de l’enseignant.
Je m’indigne ! Indignons-nous !
Indignez-vous avec nous, et refondons notre dignité.
David Corre,
Académie de Créteil,
professeur de Lettres en collège depuis septembre 1998.