réflexions programmes SES

 

Quelques réflexions sur les nouveaux programmes en SES

par Bernard Guerrien économiste, docteur en mathématiques et docteur en sciences économiques, et maître de conférence à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Un bref survol de ces programmes suffit pour constater qu’ils reprennent en filigrane le
programme traité en licence ès sciences économiques. En version douce, bien entendu, mais il
est clair que c’est ce que les rédacteurs de ce projet avaient en tête. Ayant eu le loisir
d’enseigner pendant de nombreuses années ce programme – notamment en 1ère année de
microéconomie –, je peux témoigner de la difficulté de le faire passer auprès des étudiants,
tellement le monde qu’il est censé décrire leur paraît étrange. Ainsi, le nouveau programme
de seconde est construit sur la base du schéma : choix du consommateur (I), choix du
producteur (II), « marché et prix » (III), avec pour point d’aboutissement la construction
d’une courbe d’offre et d’une courbe de demande – et donc de l’équilibre (de concurrence
parfaite). Il est préconisé de procéder « en partant d’un exemple simple ». Ce qui est
impossible, puisque ces courbes supposent que tous les agents (aussi bien les entreprises que
les ménages) se comportent en « preneurs de prix ». Or, il n’existe pas d’exemple – simple ou
pas – de marché où cette hypothèse est vérifiée, de près ou de loin. Comme chacun peut le
constater dans la vie de tous les jours, et à tous les niveaux, les relations économiques (en
particulier les échanges) sont forcément de type bilatéral. Soit l’une des deux parties,
généralement le vendeur, propose un prix à l’autre – prix « à prendre ou à laisser » dans le cas
le plus courant, celui du commerce de détail –, soit il y a marchandage ou négociation entre le
vendeur et l’acheteur. Il n’y a d’ailleurs presque pas de jour où on n’entend parler des
négociations (ou des conflits) entre employeurs et salariés, entre industriels et fournisseurs,
entre producteurs et distributeurs, etc. La même constatation peut être faite à propos des
relations entre pays, qu’elles soient bilatérales ou qu’elles aient lieu au sein d’instances
comme l’Europe, l’Alena, l’OMC, etc. Sans parler du monde de la finance, où le
marchandage est généralisé et permanent.
Les prix effectifs des biens dépendent des désirs, ou des besoins, de ceux qui cherchent à
les acquérir, des coûts pour les produire, mais aussi des rapports de force entre les parties en
présence, des habitudes, des normes sociales, du cadre réglementaire, etc. La question de la
formation des prix ne peut donc être abordée que dans une perspective pluridisciplinaire, en
prenant en compte les rapports sociaux et les institutions dans lesquelles ils s’insèrent. Bien
entendu, la substituabilité (ou la complémentarité) des biens, l’effet des variations du revenu
sur la consommation, la structure des coûts de production, interviennent dans l’analyse. Ils
peuvent donner l’occasion de présenter la notion d’élasticité, bien que cela ne me semble pas
indispensable (surtout en seconde). Mais cela suffit. Les lycéens qui décideront de poursuivre
des études en économie à l’Université auront tout le loisir de découvrir le monde très spécial
des modèles de la concurrence parfaite, puis « imparfaite », avec leurs équations et leurs
courbes. Ils auront alors le temps et les moyens de réfléchir sur leurs tenants et aboutissants –
tout en constatant qu’ils ne font pas l’unanimité.
Mieux vaudrait donc consacrer le temps disponible au lycée à des questions comme
la monnaie et l’approche par le circuit qui sous-tend la comptabilité nationale et la
macroéconomie, en donnant ainsi, d’emblée, une vision globale de l’économie. Ce qui
permet, entre autres, de présenter les grandes thèses qui s’affrontent à propos de l’origine de
la crise actuelle et de la façon d’en sortir. De quoi intéresser les lycéens et leur montrer les
enjeux très concrets des réflexions et des débats en économie.
La partie qui me fait toutefois le plus bondir dans le nouveau programme est celle qui porte,
en terminale, sur la croissance. Je suis ainsi sidéré par la référence à la « croissance
endogène » : à l’Université, cette théorie n’est abordée – quand elle l’est – qu’en L3 ou en
maîtrise ! Elle consiste d’ailleurs, pour l’essentiel, à habiller de mathématiques plus ou moins
compliquées le discours, largement accepté de tous, sur les vertus de l’éducation et de la
recherche. Quant à la « productivité globale des facteurs », on se demande si les auteurs du
programme sont conscients des problèmes théoriques et pratiques qu’elle pose. Car elle est
définie en supposant l’existence d’une fonction (de production) de plusieurs variables,
dérivable et homogène de degré 1, ainsi qu’une théorie de la répartition (le tristement
célèbre « théorème de l’épuisement du produit ») qui présente des failles logiques telles que
plus personne, à l’Université, ne cherche à l’enseigner –un bref coup d’œil aux manuels
permet de le constater. Il est d’ailleurs symptomatique que l’entrée « productivité globale des
facteurs » dans Wikipedia se réduit à quelques lignes fort vagues – avec une grosse formule
au milieu ! Elle se contente de renvoyer aux entrées « fonction de Cobb Douglas »
et « modèle de Solow » (inutile d’insister …) ainsi qu’à une entrée « progrès technique » qui
est précédée de l’avertissement « Cet article est incomplet dans son développement ou
dans l’expression des concepts et des idées. Son contenu est donc à considérer avec
précaution ». La version anglaise (http://en.wikipedia.org/wiki/Total_factor_productivity) est
d’ailleurs tout aussi succincte et vague. Au point d’être accompagnée de
l’avertissement : « cet article n’est qu’une ébauche (stub) », qu’il faudrait développer. Tout un
programme ! Je me permets de rappeler que Paul Samuelson a proposé, il y a fort longtemps,
dans ses Fondements de l’analyse économique (1947) « d’éviter absolument d’utiliser
l’expression ‘facteurs de production’ » (chapitre IV, page 84), tellement elle est source de
confusions et d’incohérence. Il est vrai que ce conseil n’a pas été suivi – y compris pas lui … –
). On se demande comment les enseignants de SES vont se sortir de ce guêpier, dans
lequel les universitaires ne s’aventurent plus.
On peut craindre que les nouveaux programmes de SES dégoûtent les lycéens de l’économie.
Ce qui serait fort regrettable et à l’opposé de ce que recherchent, sans doute sincèrement, les
rédacteurs de ces programmes.